Site professionnel spécialisé en Oncologie

Hommages à Lucien Israël et Didier Ammar

Didier Ammar et Lucien Israël, deux cancérologues novateurs chacun dans leur génération, mais portés par le même message d’espoir, nous ont récemment quittés. Nous avons souhaité leur rendre hommage dans ONKO+.

 

Hommage à Didier Ammar

Didier, mon maître et ami, tu m’as fait l’honneur de partager ton quotidien durant un peu plus de 2 ans. C’était les dernières années de ta vie incarnée, nous le savions bien depuis ce fâcheux début d’été 2015. Toujours lucide, voire extra-lucide, jusqu’au bout, tu as remué nos âmes et nos cœurs. Avec cette simplicité déconcertante, tu savais fusionner avec tous ceux que tu as approchés – même sous forme de foule – pour les soutenir, leur insuffler ta joie, ton amour, ta générosité et ton incommensurable connaissance dont tu savais nous transmettre la quintessence par délicates touches.

Tu as officié à la Maison de Gardanne, centre précurseur des soins palliatifs, puis partageais depuis de nombreuses années ton temps (non compté) entre l’institut Paoli Calmette (1994) et le centre de soins de suite et réadaptation de la Bourbonne où tu as initié, entre autres, la visuorééducation. En 2011, tu avais accepté que je suive tes consultations, et nous faisions des séances « improbables » avec tes patients à l’IPC, où tu avais développé le service antidouleur qui n’a eu de cesse de prendre de l’ampleur sous ton impulsion inspirée et inspirante. Dévoué corps et âme, tu restais souvent jusqu’au petit matin, car « c’est là que les patients en ont le plus besoin ».

Référent national de la douleur, tes talents d’orateur électrisaient les auditoires. Tu as toujours eu quelques wagons d’avance, mais tu savais transmettre les notions les plus complexes de la manière la plus simple. Avec à la fois bonhomie méditerranéenne et panache.

Depuis 2015, à l’occasion de tes pénibles traitements, tu me rejoignais en consultation douleur chronique, par goût, par joie, par passion, et les patients du CETD du CHU Timone étaient aussi étonnés que ravis d’être reçus par l’élève et le maître. L’art du compagnonnage n’était pas un vain mot pour toi.

Je reprendrai un extrait du bel écrit que notre ami Antoine Lemaire de Valencienne avait tracé pour ton anniversaire encore si festif, à ton image, cet été : « La médecine avec toi est vraiment un art, et les artistes en médecine sont rares. La création est infinie, et nous sommes les élèves d’un maître en la matière, celui qui a rendu d’autres chemins possibles, ouvert des voies que nous n’aurons cesse d’emprunter. Car elles sont belles. Là où règnent l’intégrité, le vrai et l’imaginaire, celui des rêves les plus improbables. Là où l’ivresse et la poésie nous traversent sans hésiter pour nous rendre totalement organiques et orgasmiques, vivants comme jamais. Pour ceux de ma génération qui ont suivi ton chemin, non pas dans la douleur, mais contre la douleur, tu es celui qui nous a affranchis des codes tout en nous incitant à les respecter. Celui qui nous a fait oser, essayer, réussir ou échouer, mais toujours recommencer. »

La vérité, Didier, quelle chance d’avoir pu te connaître !

Nos pensées vont à tes proches, et particulièrement à Ethan, ton fils, Tania, ton épouse.

Nous t’aimons à tout jamais.

Dr Stéphanie Ranque-Garnier 

 

 

Hommage à Lucien ISRAËL

 Monsieur le Professeur Lucien Israël, mon maître, vous êtes un homme aux multiples facettes, comme un diamant projetant son aura tout autour de vous, en particulier vers vos élèves. Ces facettes sont les médias de vos convictions.

Conviction vis-à-vis des patients, dont vous reconnaissez les différences. Chaque malade est pour vous unique, porteur d’une vie indispensable à la diversité de l’espèce humaine et de droits inaliénables, dont celui de la vérité sur sa pathologie. Pr Israël, vous êtes ainsi le pionnier du dire à une époque où le silence des médecins faisait écho à l’anonymat des soins. Ce qui vous importe le plus n’est pas la technique de soins, qui est à la portée de tous après un apprentissage plus ou moins long, mais la façon de faire ce soin vis-à-vis de l’être, ce qui devient alors pour vous un art où votre recherche du geste juste et de la fulgurance de l’esprit face à une situation clinique impose la mobilisation de la totalité de votre énergie, de votre savoir et de votre attention.

Conviction dans la rupture des conventions. Vous fûtes cet étudiant ayant débuté ses études de médecine en 1944, avec un dépit de ne pouvoir s’engager dans l’armée, devenu interne des Hôpitaux de Paris en 1951, chef de clinique, puis médecin des hôpitaux en 1962 dans le service de votre maître Étienne Bernard, où vous décidez d’affronter le cancer du poumon, dont les porteurs étaient cantonnés, en l’absence de soins, au fond des services de pneumologie.

Cette époque initiale de votre activité en cancérologie, vous nous l’avez décrite comme un combat à mains nues, passé à ouvrir une à une les portes successives des soins, dans des progrès en cancérologie que votre esprit en éveil permanent qualifiait de trop lents.

Conviction dans la mise en place de structures innovantes. Venant de la pneumologie, vous avez créé la première chaire de cancérologie dans votre service au CHU franco-musulman, devenu depuis CHU Avicenne.

Dans ce service, vous portez l’idée d’une cancérologie globale, loin des traitements exclusivement localisés, chirurgie ou radiothérapie, dans une compréhension et transmission d’une conception nouvelle de la maladie et du malade.

Conviction dans les progrès, vous avez bâti une unité de recherche fondamentale, l’IOCMH, où, bien avant l’heure, vous nous parlez de génétique, d’agents redifférenciants, de cellules dormantes, d’interleukines et d’immunothérapie. Visionnaire des armes thérapeutiques enfin actuellement explorées.

Conviction dans la société comme adolescent projeté dans l’exode en 1940 à Brive, où vous avez découvert la fraternité entre jeunes, locaux et déracinés, puis dans la résistance en 1943, puis comme jeune marié au travers d’une rencontre avec une femme merveilleuse ayant partagé les mêmes valeurs héroïques et les mêmes souffrances.

Cette initiation précoce aux dérives humaines va vous amener à influencer la société au travers d’engagements politiques, puis, dans des livres de réflexion, « La décision médicale », « La médecine et le reste », « Cerveau droit, cerveau gauche », et de vos multiples publications scientifiques et de vulgarisation sur le cancer.

L’ensemble de votre œuvre intellectuelle va vous amener à succéder au Pr Jérôme Lejeune à l’Académie des Sciences morales et politiques.

Conviction vis-à-vis de vous-même, recherchant d’autres voies philosophiques, comme celle du Zen et du Tao, par une pratique de 20 ans de judo au-delà de la ceinture noire, sous la férule d’un maître japonais. Cette relation de l’esprit et du corps a dû intervenir dans votre volonté de croiser le fer avec la maladie.

Cette union du tatami et des soins va vous apporter les notions d’instinct, de vitesse de l’action face à une situation clinique que vous analysez par un mot clair et juste dans une vision de la cancérologie comme un combat.

La vigueur du maître de judo va transpirer dans la rigueur du maître de cancérologie, et ce, pour le plus grand bien de ses élèves, mais le miroir du maître est inaccessible aux élèves.

Conviction dans la pensée qui vous fait découvrir à 15 ans, Mallarmé, puis Rimbaud et Apollinaire à 20 ans, avant de devenir à l’âge adulte amoureux de Stendhal.

La poésie est pour vous, Professeur Israël, un langage total, un moyen de communication absolue, vous qui ne vous définissez pas comme un intellectuel vivant du jeu des idées et des mots, mais qui a su transmettre des émotions transfixiantes pour l’âme et l’esprit dans vos recueils de poèmes comme « Figures de l’inquiétude » et « l’oiseau qui retournait dans son pays».

Cet après-midi, cet oiseau de feu repart dans son pays d’origine et vous nous laissez les ombres d’une inquiétude sans votre présence.

Ce soir, le monde a perdu une de ces pierres angulaires, mais elle ne sera pas oubliée.

Vous disiez que si la notion de maître s’était désacralisée, vous espériez survivre à travers la mémoire de vos élèves.

Cette survivance de votre âme, de votre message et de votre esprit est évidente par la flamme que vous avez su imprimer dans la réflexion humaine et médicale de chacun de vos élèves.

Alchimiste dans vos vie et idées, gardien du temple de la cancérologie, homme de science et de culture, faisant converser corps, âme et esprit dans une même quête de perfection.

La destinée a voulu que votre service de cancérologie soit au sein du CHU Avicenne. Avicenne. Deux aristocrates de l’esprit se donnent ainsi la main à travers le temps et nous, comme disait Bernard de Chartres : « nous ne sommes que des nains sur des épaules de géants ».

Le géant a quitté ce monde et nous, nous espérons conserver ses enseignements pour les transmettre en votre nom.

Dr Thierry BOUILLET