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Apprendre à être patient : récit de voyage d’un malade bien portant

Jérome Rivkine, avocat, marié et père de deux enfants, a 37 ans lorsqu’on lui diagnostique un cancer du poumon au pronostic préoccupant. Dans Les cinq saisons – Sortir du cancer : parcours initiatique d’un malade bien portant, il revient sur son expérience : le choc de l’annonce, les traitements, les petits bonheurs du quotidien comme les moments de doute, les rencontres… Résumé.

« Adénocarcinome bronchique. Cancer du poumon avec tumeur médiastinale assortie d’une atteinte pleurale, l’une et l’autre non opérables. Une seule arme : la chimio. Une maladie incurable donc. »

J’étais prévenu. Tôt ou tard, les cellules folles s’adapteraient, la maladie progresserait. Cela signifiait 5 à 15 % de “chances” de survie à 5 ans, 6 à 8 mois au plus à vivre m’avait-on dit au premier rendez-vous.

J’allais devoir appréhender un monde nouveau, changer de statut, devenir un survivant, une donnée statistique aux prises avec un protocole quelconque.

Pourquoi, si tout est perdu, m’engager dans des soins aussi lourds ? Pourquoi cela et pourquoi moi ?

Au démarrage, c’est le sentiment de solitude et d’incompréhension qui domine. La perte de repères. Ce qui frappe, c’est le côté sombre, la puissance du choc : cancer, chimio… Les mots renvoient à nos démons, l’histoire de nos proches touchés par la maladie. Le premier effet, c’est l’initiation à cette réalité, la mort juste là, cette finitude se rapprochant à présent à grands pas. Stoppé net dans le tourbillon de la vie. La dépression.

Passée la phase de panique initiale, la recherche de sens devient prégnante. Chercher à comprendre et, dans le même temps, agir, et vite, puisque mon temps est compté. Mais par où commencer ? Avoir le moral, tenir bon, c’est important, pas toujours suffisant, on le sait bien… mais que cela signifie-t-il en pratique ?

Lors d’une première rencontre avec mon psy, je l’interrogeai :

« Mes jours sont comptés, paraît-il… vous avez un avis ? », demandai-je d’un ton innocent. « Pour qui ne le sont-ils pas ? », répondit-il. « Ce qui compte, ce n’est pas la mort, c’est la vie… », ajouta-t-il posément, avant de poursuivre : « Chaque jour est une fête ! ».

Je ne m’attendais pas du tout à une telle réponse, a fortiori avec une telle tonalité. J’avais posé la même question à plusieurs spécialistes qui m’avaient apporté autant de réponses différentes : « Ça dépend, on ne sait pas, les statistiques, garder l’espoir… ».

« On va gagner… », susurra plus tard ce même thérapeute. Gagner ? Bien sûr gagner, quoi d’autre ?

Un autre praticien, oncologue, m’apprendra plus tard à appréhender la statistique avec circonspection. Chaque cas étant unique, toute donnée statistique serait de fait subjectivement fausse si bien que la seule statistique véritable serait de 100 % : 100 % de chances de vivre, autant de mourir, un jour ou l’autre, personne ne sachant quand et comment exactement.

Une série de contre-pieds m’était ainsi projetée. Une invitation à casser le côté sombre en acceptant la situation, le concept de finitude, la nature de toute chose, réapprendre l’incertitude, la fragilité de la vie.

Apprendre à être patient, c’est ainsi d’abord se mettre en position de réappropriation du temps qui passe. Là où dans nos sociétés tout doit aller vite, là où l’on m’avait annoncé que mes jours étaient comptés, j’ai au contraire pris le temps de ralentir, de m’ouvrir à d’autres perceptions. Je me suis efforcé d’aller chercher des ressources pour me construire une nouvelle existence dans ce monde resserré, sans avenir apparent. Et dans le rien, le néant, j’ai trouvé le tout. «Le tout et le rien se mêlaient l’un à l’autre », comme dit d’Ormesson.

Par le travail psychothérapeutique, je me suis éloigné du choc de l’annonce, des pulsions de mort, sans jamais renier la réalité. J’ai appris à faire front, à subir l’épreuve du feu, la chimio avec, au bout de chaque séance, les effets secondaires, ces douleurs multiples qui s’accumulent. Le fameux marathon. Tandis que mon référent me renvoyait vers un médecin de ville qu’il m’appartenait de trouver, je compris l’importance d’avoir un bon généraliste et d’apprendre à bien connaître mon corps pour mieux anticiper et surmonter la plupart de ces troubles. Devenir acteur de son redressement, pas spectateur.

Malgré tout, le corps est agressé. J’ai eu la chance de trouver la Cami Sport & Cancer, une association qui propose des activités physiques adaptées pour les patients atteints d’un cancer. Le sport m’a permis de me réapproprier mon corps, par des petits gestes, un réveil musculaire avec des réponses ciblées face aux effets secondaires, la fatigue en premier lieu, toujours latente. C’est au moment où l’on se sent le plus mal qu’il est encore plus nécessaire de se relever, de mettre un pied à terre puis l’autre. Aller chercher l’énergie vitale et petit à petit reprendre confiance. Ce qui est bon pour le corps est aussi bon pour le moral, c’est bien connu. La pratique d’une activité physique, c’est indispensable.

Prendre soin de mon corps passait également par d’autres soins naturels, par les plantes, l’homéopathie, une alimentation plus saine, le hammam, les massages, des sources de bien-être, de plaisir. Le retour d’Eros face à Thanatos. J’ai progressivement appris à considérer mon organisme comme un tout vivant, non comme un tout encombré, focalisé sur un organe malade. J’ai compris qu’un organe malade en moi ne faisait pas de moi un malade, qu’une grande partie de mon corps et de ma tête était bien vivante.

Je suis ainsi allé chercher, ici et là, à l’extérieur de l’hôpital ce que je n’y trouvais pas à l’intérieur, construisant mon parcours de soins comme j’aurais aimé qu’on me le propose. Quelques rares centres commencent à mettre en place un tel parcours, de façon cependant plutôt fragmentée. Étendre le “protocole personnalisé de soins” à un “parcours de soins” global, intégrant le chemin clinique, mais aussi ce que recouvre le concept désuet de “soins de support”, un programme protocolé porté par une équipe de spécialistes dédiés : un référent oncologue, un psychothérapeute, un généraliste, un coach sportif, une assistante sociale, des aides-soignantes, un nutritionniste, un homéopathe, un coordinateur… pour accompagner le patient, rompre l’isolement et l’aider à entrevoir des voies de sortie. Ces professionnels exercent le plus souvent de façon tellement isolée. Rassembler ce qui est épars, un vaste chantier.

Mon cheminement personnel m’a permis de refaire surface, mais, en définitive, ce parcours m’a amené au-delà de mes espérances. J’ai pris le bon côté de la maladie et, ce faisant, retrouvé une certaine harmonie. « Devenir ce que l’on est… », dit Nietzsche, acteur de soi, ne pas attendre que les choses viennent à soi, aller vers les choses, vers les autres.

Le soutien de ma famille, de ma femme et de mes enfants m’a apporté une grande force, a contribué à me soigner. Leurs vies, elles aussi, ont été bouleversées et en dépit de leur rôle, fondamental, leur statut est souvent négligé.

Je ne suis pas guéri aujourd’hui, ayant bien compris que je ne le serai jamais. Est-ce là l’essentiel ? J’ai appris à me situer dans un nouvel environnement, à être patient, mais aussi à ne pas l’être trop. Revenir au centre, à l’essentiel qui se joue là, ici devant moi, la vie qui bat ici et maintenant. Un réapprentissage total de l’art de vivre. Passer d’un monde planifié, un monde réfléchi à un monde spontané, ressenti. Aller au cœur, prendre à revers ce temps destructeur. Lâcher prise. Se sentir plus léger.

Le “monde flottant”, concept japonais d’“ukiyo-e” également dénommé “monde éphémère” en ce qu’il exprime l’impermanence, la fugacité des choses…, illustre ce sentiment. L’art du haïku, petit poème japonais assis sur cette philosophie, consiste à « fixer dans les mots la lumière qui se dégage des choses avant qu’elle ne s’éteigne dans l’esprit » (Bashô). Le poème, furtif, se rapporte à la nature et au rapport de l’Homme à celle-ci, invitant à la contemplation. Le haïku traduit une émotion passagère, il fait référence à la prééminence du présent et à l’insouciance face à l’avenir. Un instant est “saisi au vol”.

Saisir l’éphémère… être dans la vie.