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Fresenius Replay 2024
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Lettre aux internes – « Nous aussi avons été confrontés aux mêmes batailles invisibles »

D’un jour à l’autre, nous avons dû faire face au patient, cet inconnu qui a besoin de nous. Et devant lui, nous jouons alors un rôle, on simule la normalité. Il est là, reflet de ce que nous pourrions être : un père, un frère, des êtres chers, maintenant diminués par la maladie. Dans ses yeux, on se voit, un miroir de nos propres peurs et espoirs. 

 

Sommes-nous réellement armés ?

Lors de l’externat, nous sommes préparés, théoriquement et à mi-temps, à cette rencontre. Puis vient l’internat et nous sommes plongés dans le réel. Alors nous sommes confrontés à nos premiers attachements émotionnels de ceux qui seront nos propres patients. 

Soudain, ces visages deviennent les nôtres, leurs histoires s’entremêlent avec nos vies. Des liens se tissent, fragiles, inattendus. Et lorsque certains disparaissent, ou bien nous partagent un morceau de détresse, sommes-nous réellement armés ? 

Je me souviens de ces longs couloirs en solitaire, de ces nuits de garde. Il fallait parfois faire face à la mort, sans filet, et continuer ensuite la vie en feignant l’indifférence. Simuler le détachement et l’habitude, même la première fois.

Puisque ici résidait le rôle que nous avions choisi.

Ces expériences me rappellent « L’Étranger » d’Albert Camus (1), où le personnage principal, Meursault, se confronte à l’absurdité de l’existence et à l’aliénation émotionnelle. Dans ce roman, Camus explore la notion d’indifférence apparente face à des événements significatifs, une thématique qui trouve un écho dans notre pratique médicale. Comme Meursault, nous sommes parfois confrontés à des situations où l’émotion semble inappropriée ou inatteignable, des moments où nous devons masquer nos sentiments pour maintenir notre professionnalisme. La confrontation à la maladie, à la souffrance et à la mort, tout comme Meursault face à ses propres dilemmes existentiels, nous oblige à constamment réévaluer notre rapport à l’empathie et au détachement. 

 

L’antifragilité

Poursuivant notre route, confrontés à ces visages en demande, notre seule défense est cette blouse, qui semble parfois si dérisoire, bien trop fine, face à la réalité crue. Ce masque qu’il faut porter aussi, qui cache nos doutes et nos craintes. Nous nous interdisons de flancher, du moins aux yeux du monde. La force, pas la fragilité, pas une sensibilité trop apparente, voilà ce qu’on attend de nous. 

Un équilibre précaire, où la vulnérabilité doit céder la place à une résilience apprise, mais jamais complètement maîtrisée.

Au-delà de la résilience, on pourrait discuter du concept d’antifragilité de Nassim Nicholas Taleb (2) qui offre une perspective perspicace sur notre évolution professionnelle en médecine. L’antifragilité dépasse la simple résilience ; c’est la capacité de se renforcer à travers les défis. Dans notre pratique, chaque difficulté, chaque moment de doute, chaque confrontation avec la maladie et la mort peuvent devenir une opportunité de croissance personnelle et professionnelle. Comme Taleb le souligne, ce ne sont pas seulement les chocs que nous supportons, mais ceux qui nous transforment et nous améliorent, qui définissent notre antifragilité. Les médecins, à travers leurs expériences, ne se contentent pas de “revenir à la normale” après une épreuve ; ils utilisent ces moments pour développer une plus grande empathie, une meilleure compréhension et une expertise renforcée, incarnant ainsi la véritable essence de l’antifragilité dans la pratique médicale.

 

Maintenir l’équilibre

Je me souviens également des doutes, de la douleur et de l’absence d’espace pour en parler.

Je m’étais juré de maintenir l’équilibre pour pouvoir assumer le rôle : absorber, conseiller, guider. De ne pas devenir dur et froid par crainte de la prochaine secousse.

Je m’étais également promis que le jour où mon éponge serait pleine, à tel point qu’elle ne pourrait plus rien absorber et que je ne pourrais plus la tordre pour l’essorer, alors, je changerais de métier.

La parabole de l’arc tendu, tirée de la tradition hindoue, offre une riche métaphore de la gestion de la pression et du stress dans nos vies professionnelles et personnelles. La comparaison de la vie à un arc constamment tendu, qui, sans relâche, finit par perdre de sa force et se briser, résonne profondément avec les défis rencontrés dans la pratique médicale. Tout comme l’arc qui nécessite un relâchement de sa tension pour maintenir son intégrité, nous aussi, dans nos rôles d’absorber, de conseiller, et de guider, devons apprendre à reconnaître les moments où il est essentiel de prendre du recul, de se reposer et de se régénérer.

Cette histoire nous rappelle l’importance de l’équilibre entre le travail et la détente, entre donner aux autres et se donner à soi-même l’espace nécessaire pour se ressourcer. Elle souligne que la pérennité de notre capacité à offrir empathie et soutien dépend de notre aptitude à maintenir cet équilibre.

En reconnaissant la nécessité de “relâcher la tension”, nous pouvons prévenir l’épuisement et continuer à exercer notre métier avec compassion et dévouement.

Heureusement, ce jour n’est jamais venu. 

 

Vous n’êtes pas seuls

Je partage avec chaque interne que je rencontre le même discours depuis que je suis passé du côté des médecins qui supervisent et enseignent : « Nous sommes passés par là».

Vous allez être confrontés à la maladie, à la détresse, à la douleur et à la mort. Ces expériences ne nous laissent pas indemnes. Cette normalité qui est la nôtre, elle ne nous accompagne pas sans laisser de trace, ces histoires nous suivent.

La pensée d’Emmanuel Levinas (3) sur l’altérité nous guide ici. Il souligne l’importance de comprendre et d’accueillir l’expérience de l’autre. Pour nous tous, cette rencontre avec l’autre – le patient dans toute sa vulnérabilité – est un appel à aller au-delà de la simple compétence technique. C’est une invitation à écouter, à comprendre et à répondre avec empathie. Pour vous internes, partager vos difficultés n’est pas un signe de défaillance, mais un geste essentiel pour établir des liens solides avec vos collègues et mentors. En partageant vos expériences, vous nous permettez de mieux vous comprendre et de vous offrir l’aide adaptée, et en retour vous recevrez nos histoires, qui seront bien souvent similaires. 

 

En conclusion

Dans notre parcours en tant que médecins, nous traversons des épreuves qui nous transforment. Chaque patient que nous rencontrons, chaque histoire que nous partageons, nous façonne. En cela, nous ne sommes pas si différents de nos patients : nous sommes tous des êtres humains confrontés à l’inéluctabilité de la vie et à ses défis.

La force de notre profession ne réside pas seulement dans nos connaissances scientifiques ou notre habileté technique, mais aussi dans notre capacité à rester humains face à l’adversité et aux épreuves de la maladie et de la mort. C’est une lutte constante, un équilibre délicat entre la distance nécessaire pour fonctionner et l’empathie profonde qui fait de nous de meilleurs médecins – et, finalement, de meilleures personnes.

Je vous invite à embrasser cette dualité, à reconnaître et à accepter vos propres vulnérabilités. Elles ne diminuent pas votre capacité à être médecins ; voire, elles vous en rendent plus aptes. 

Alors que vous poursuivez votre chemin dans notre noble profession, souvenez-vous que vous n’êtes pas seuls. Vos collègues, vos mentors et la longue tradition de la médecine elle-même sont là pour vous soutenir. Ensemble, nous pouvons continuer à éclairer le chemin, non seulement pour ceux que nous soignons, mais aussi pour nous-mêmes.

Alors je le répète ici : nous sommes là pour vous apprendre à soigner, mais cela passe aussi par prendre soin de vous. Ce que vous vivez, nous l’avons vécu. Nous pouvons discuter de la durée optimale d’une hormonothérapie, mais aussi d’un sourire que vous aimiez et qui a disparu.

N’hésitez pas à partager vos expériences et à chercher du soutien.

Il n’y a aucune faiblesse à être humain.

Carol Gilligan (4), dans son ouvrage « Une si grande différence » (1982), explore l’éthique du soin, un concept clé pour comprendre les relations humaines et la prise de décision morale. Dans le contexte de la médecine, cette approche souligne l’importance cruciale de l’écoute active et de la réponse empathique aux besoins des autres, qui va au-delà de la simple résolution des problèmes de santé physiques.

L’éthique du soin, selon Gilligan, implique de reconnaître et de répondre aux besoins émotionnels des patients, ainsi que de prendre conscience de nos propres réactions émotionnelles en tant que médecins. Cela représente une composante essentielle de la relation médecin-patient, où la compréhension et la réponse aux états émotionnels sont aussi importants que le traitement des symptômes physiques. Cette perspective nous encourage à voir le soin sous un jour plus holistique, où la santé émotionnelle et physique sont intrinsèquement liées.

En adoptant cette approche dans notre pratique médicale, nous renforçons non seulement la qualité des soins que nous offrons, mais nous contribuons également à un environnement plus empathique et attentif, essentiel pour le bien-être global de nos patients et le nôtre.

Remerciements au Dr Cécile Torregrosa pour sa relecture attentive.

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.

Bibliographie

1. Camus A. L’Étranger. Paris : Gallimard, 1942.

2. Taleb NN. Antifragile : les choses qui profitent du désordre. Paris : Les Belles Lettres, 2013.

3. Levinas E. Totalité et infini : essai sur l’extériorité. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961.

4. Gilligan C. Une si grande différence : psychologie du développement féminin. Traduit de l’anglais par Léa Marcou. Paris : Flammarion, 1986 (titre original : In a different voice: psychological theory and women’s development). Harvard University Press, 1982.