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« La responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination »

« La responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination. » Cette phrase, lue dans « Kafka sur le rivage » de Haruki Murakami (1), a été comme un uppercut tant elle résonne avec la pratique médicale.

Le contexte

Pour saisir pleinement en quoi l’imagination engendre la responsabilité, il est crucial de replacer cette phrase dans son contexte.

Kafka Tamura, un adolescent en fuite, trouve refuge dans une cabane isolée. Il est entouré uniquement d’une bibliothèque, d’une forêt infinie et d’un ciel muet. Là, il découvre « Eichmann à Jérusalem » d’Hannah Arendt (2). Ce livre, sous-titré « Rapport sur la banalité du mal », expose Karl Adolf Eichmann, un fonctionnaire nazi qui se voyait comme un simple exécutant, chargé de la solution finale : l’extermination des juifs.

Hannah Arendt, philosophe majeure du XXe siècle, a profondément réfléchi sur le lien entre pensée et responsabilité dans son ouvrage « La vie de l’esprit » (3). Pour Arendt, l’absence de pensée critique – et par extension d’imagination – a permis à Eichmann de se dédouaner de ses actions. Elle introduit le concept de “banalité du mal” pour décrire comment des individus ordinaires peuvent commettre des actes monstrueux en l’absence de réflexion et de jugement moral. Ce concept souligne l’importance vitale de l’imagination éthique, qui nous permet d’envisager les conséquences de nos actions sur autrui et d’assumer la responsabilité qui en découle.

Assis derrière des vitres pare-balles à la cour de justice de Tel-Aviv, Eichmann s’interrogeait sur le pourquoi de son procès, sur l’attention mondiale fixée sur lui : « J’étais un simple technicien, j’ai trouvé la réponse la plus adéquate à la question posée. N’est-ce pas ce que font tous les fonctionnaires consciencieux ? Pourquoi suis-je seul à être accusé ainsi ? »

La nécessité d’une introspection et d’une imagination morale

Dans « La chute » d’Albert Camus (4), le protagoniste Jean-Baptiste Clamence, un avocat autrefois respecté, en vient à se voir comme un “juge-pénitent”. En revisitant ses actions passées, il réalise que sa vie entière a été guidée par une fausse image de lui-même, un masque de respectabilité. Cette prise de conscience, qui émerge tardivement, reflète la nécessité d’une introspection et d’une imagination morale pour comprendre la portée de nos actes. En médecine, ne pas questionner ses propres décisions, c’est courir le risque de se voir un jour face au tribunal de sa propre conscience.

L’imagination est indispensable pour endosser pleinement la responsabilité de ses actes.

Il faut pouvoir imaginer les conséquences de nos actions. En médecine, être responsable signifie sentir le poids de chaque décision, ne jamais prendre un patient à la légère. Même lorsqu’il quitte notre vue, il ne doit pas quitter notre esprit. On doit l’imaginer rentrant chez lui, continuant sa vie.

Dans « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski (5), le récit labyrinthique s’effondre dans une spirale de réalités imbriquées, où chaque action semble avoir des répercussions infinies, souvent insaisissables. L’œuvre explore l’idée que la réalité est façonnée par les récits que l’on construit, et que chaque geste, aussi insignifiant soit-il, peut avoir un écho bien au-delà de ce que l’on perçoit. Cette idée, transposée à la médecine, nous rappelle que le moindre acte, la moindre décision médicale, s’étend dans la vie du patient, modelant son quotidien de manière invisible, mais déterminante.

La nécessité de se projeter

Ainsi, des questions surgissent : sera-t-il douloureux ? A-t-il tout ce dont il a besoin ? Est-il entouré ? Peut-il monter dans son lit, se laver ? Comment passera-t-il le week-end ?

Il faut se projeter, imaginer le lendemain, la prochaine dégradation, l’altération prévisible. Ne pas se limiter à l’instant présent. Imaginer cette intercure, ce temps entre deux consultations, cette solitude probable, les conséquences de ces problèmes sociaux.

En médecine comme ailleurs, la responsabilité commence avec le pouvoir de l’imagination. Inversement, l’absence d’imagination interdit la naissance de la responsabilité, comme le montre le cas Eichmann.

Dans « Le principe responsabilité » (6), le philosophe Hans Jonas propose une éthique du futur fondée sur la prévoyance et l’imagination des conséquences à long terme de nos actions, surtout face aux avancées technologiques et scientifiques. Jonas insiste sur le fait que plus notre pouvoir d’agir s’accroît, plus notre responsabilité s’intensifie, nécessitant une imagination morale pour anticiper les impacts possibles sur les générations futures. 

Conclusion : l’implication de cette conscience dans nos décisions quotidiennes

L’imagination, pierre angulaire de la responsabilité, nous permet de transcender l’instant pour envisager les conséquences de nos actions, aussi bien dans la sphère professionnelle qu’au quotidien. Elle joue un rôle clé dans la manière dont nous assumons la responsabilité de nos actes. En médecine, comme ailleurs, chaque décision engage un futur qu’il est parfois difficile de saisir immédiatement, mais que nous devons pourtant anticiper. La capacité à imaginer les répercussions de nos choix, non seulement sur autrui, mais aussi sur nous-mêmes, est ce qui fonde notre sens moral.

L’influence des biais émotionnels et cognitifs

Cependant, cette imagination seule ne suffit pas à garantir des décisions éclairées. Nos jugements sont souvent influencés par des biais émotionnels et cognitifs qui déforment notre perception du réel. Prendre conscience de ces biais n’est pas un simple exercice intellectuel, c’est une nécessité morale. En effet, si l’imagination nous donne la capacité d’anticiper les conséquences de nos actes, elle peut aussi être biaisée par nos émotions, notre fatigue, nos préjugés. En d’autres termes, nos actions, même bien intentionnées, peuvent être altérées par ces distorsions si nous ne les reconnaissons pas.

En pratique

Pour agir de manière plus juste, nous devons apprendre à repérer et à limiter l’influence de ces biais. Cela implique d’adopter une attitude de doute et de remise en question : chercher la contradiction, discuter les alternatives, confronter nos idées à celles des autres. De plus, il est crucial de rester vigilant face aux conditions qui exacerbent ces biais, telles que le stress, le manque de temps ou la fatigue. En gardant ces facteurs à l’esprit, nous pouvons ajuster nos décisions en conséquence et, lorsque cela est possible, différer celles qui exigent une réflexion plus approfondie.

Ainsi, la responsabilité, fondée sur l’imagination, se renforce par la lucidité vis-à-vis de nos propres biais. En cultivant cette vigilance, nous devenons capables de prendre des décisions plus éclairées, à la fois dans le domaine médical et dans notre vie quotidienne. En fin de compte, cette conscience nous aide à agir non seulement avec plus de précision, mais aussi avec plus d’humanité.

Bibliographie

1. Murakami H. Kafka sur le rivage. Paris : Belfond, 2006.

2. Arendt H. Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. Paris : Gallimard, 1966.

3. Arendt H. La vie de l’esprit. Paris : PUF, 1978.

4. Camus A. La chute. Paris : Gallimard, 1956.

5. Danielewski MZ. La maison des feuilles. Paris : Denoël, 2002.

6. Jonas H. Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique. Paris : Éditions du Cerf, 1990.